textes – presse

 

Bérenger peindra « quoiqu’il en coûte ».

by Camille Stora

à l’occasion de l’exposition Peindre le soleil sous la pluie, L’app’ART – Joigny, 2023

L’été 2023 a été le plus chaud jamais mesuré dans le monde, selon l’observatoire européen Copernicus. Climate breakdown has begun, a réagi mercredi le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, dans un communiqué.

Le Monde avec AFP, publié le 06 septembre 2023

 

« J’ai commencé à préparer cette exposition fin juillet après un mois de vacances. J’avais envie de peindre le soleil ; de le regarder en face – au risque de ne rien y voir – à en perdre la vue. Peindre, c’est perdre. Dans son Histoire naturelle, l’écrivain et naturaliste romain Pline l’Ancien – mort lors de l’éruption du Vésuve en 77 – évoque l’existence de sacrifices auguraux durant les fêtes mobiles de l’augurium canarium. Pour protéger les cultures des brûlures du soleil, des chiens sont offerts à Canicula, aussi appelée Sirius ou Alpha Canis Majoris, l’étoile la plus brillante du ciel après le soleil vu de la Terre. Peindre, c’est entrevoir des récits, « en appeler de vie à vision, de life à light, cela permet de parler ici de survie comme sur-vision » (Derrida, Parages, 1986). Peindre c’est peindre ».

Bérenger Delfour

 

Bérenger Delfour peindra « quoiqu’il en coûte ».

Aveuglé par le soleil ou sous l’orage – comme Cézanne dans la chanson de France Gall – Bérenger peint. Face à l’effondrement, il filtre et recompose à l’intérieur de son petit système, celui qui, plus vaste lui parvient du dehors et le pénètre. Le peintre n’est pas étanche, il sent mais ne voit pas entièrement. Il essaie de montrer ce qui dépasse, ce qui le dépasse, ce qu’il ne peut pas voir, ne peut pas se figurer. Peindre à l’aveugle – des plages colorées – la persistance rétinienne de la lumière les yeux fermés. Les signes sont pourtant partout, concrets ou symboliques, climatiques et sensibles ; de mauvais augure.

Bérenger Delfour intègre ses préoccupations, ses passions, à sa manière de peindre autant qu’à sa matière picturale.

Peindre dans et avec les éléments, le vent, la pluie, du sable, des échos de cette croûte géologique indélébile qui définit l’Anthropocène, notre ère à tous·te·s.

Peindre de façon atmosphérique, sans toucher la toile, en y projetant une brume colorée, plus ou moins toxique : « de la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. »*

Peindre de manière primitive, survivante. S.O.S. lancé au regardeur, S.M.S. jeté à la mer « ça veut dire Save My Soul. »** L’indifférence des uns pour le sort des autres.

L’artiste crée et détruit dans un même élan : il dessine, écrit, peint – il fait des entailles graphein – maquille, efface, ponce, brûle, recouvre, recadre. Rogner la tête des présidents de la Ve République, exhiber le torse d’une Méduse acéphale. Ce que nous avons vu sans voir, y poser un regard amusé, désaxé. Pour lui, la peinture est une affaire de vision capitale.

La peinture de Bérenger entretient un lien fort avec les mots, l’étymologie, les doubles sens – la stéréoscopie des choses. À l’instar de l’arc-en-ciel, diffraction de la lumière rencontrant la pluie, les nuances sont vastes et riches.

Bérenger Delfour choisit ses couleurs, ses images et ses signes, ses titres, ses mots, ordonne, place à juste distance les éléments les uns des autres, pour que nous puissions, à l’intérieur de son exposition en faire l’expérience libre.

*C.Baudelaire, Mon cœur mis à nu, entre 1859 et 1865
**J.-L.Godard, Entretien sur la RTS à l’occasion de la projection de Adieu au langage à Cannes, 2014

Camille Stora

 


 

[Prendre soin] À la conquête du ciel : Le peintre fou, Leonardo DiCaprio et la pierre magique.

by Thibaud Leplat

à l’occasion de l’exposition Éclair poussière, après la foudre de l’été, avec Téa Alvarrobie, Pollywog Studio – Sens, 2022

11h00. Une lumière douce transperce les fenêtres. L’odeur du café parfume la pièce. Une cigarette dans la main droite, le sourire aux lèvres, Téa me dit avec hâte « Bérenger nous rejoint pour déjeuner. Nous irons ensuite discuter de notre travail. » Après sa venue, une baguette de pain entamée et un énième café ingurgité, nous entrons en trio au Pollywog Studio. Le nouveau repaire des artistes rock garage de Sens. Téa Alvarrobie et Bérenger Delfour m’expliquent la genèse de Éclair poussière, après la foudre de l’été. L’exposition inaugure le lieu et part d’un désir clair : il faut dire l’été, dire les plages bouillantes, dire les passions volatiles sous les palmiers en feu.

Tout en déroulant ses toiles au sol, Bérenger me raconte son parcours : diplômé de l’école nationale supérieure des beaux-arts de Lyon en 2014, il pratique et enseigne le dessin et la peinture. Il qualifie son geste artistique de « salaud » en me révélant avec malice une anecdote locale : « Dans un village du coin, deux sœurs ont réalisé des paysages à l’huiles à partir de leurs photos de vacances : des palmiers, des montagnes, des îles… À leurs décès, les toiles ont été exposées puis vendues afin de récolter des fonds pour l’école communale. J’en ai acheté quelques unes pour les poncer ». Ce travail iconoclaste est au cœur de la pensée de l’artiste : ce n’est pas dans une forme de provocation qu’il exécute son geste, mais dans une interrogation propre à l’histoire des images. Sur un fil fin, en équilibre, il nous montre qu’une peinture apparaît comme elle s’efface. Pour Bérenger Delfour peindre est un geste qui révèle autant qu’il dissimule.

Pour l’exposition, il présente une nouvelle série de toiles : peintes le plus souvent au sol, il m’explique que le geste est rapide, que sa peinture est celle du processus et de la gestuelle. À l’image de son travail où le dessin sort du carnet pour venir au mur, où la punchline affirme le statut tautologique de la peinture. Les pigments sont libres de se déposer, la main de tracer, le coton d’absorber et il y a une évidence : le geste s’arrête lorsque la peinture se tient. Il me parle d’accompagner sa toile jusqu’à la fin du processus de réalisation. Dans une approche sensible des outils et de la matière, il fait apparaître et disparaître ce qui mentalement se révèle. Ici, on est dans une question : qu’est-ce qu’une bonne ou une mauvaise peinture ?

Je lui fais remarquer que dans la manière dont il prépare ses toiles, il les maltraite jusqu’à épuisement. « Au contraire, je prends soin des toiles, je les accompagne » me reprend Bérenger. Il me dit que c’est dans un geste précis, ou volontairement désinvolte, mais attentionné au support et aux pigments qui se déposent sur la toile qu’il conçoit sa peinture. Je fixe une de ses toiles. Me voilà dans un portail temporel ou je côtoie les grottes de Lascaux, le Saint-Suair et les révoltes iconoclastes. Au milieu du couloir, j’aperçois Leonardo DiCaprio, un Christ et une casquette arc-en-ciel. Tous se tiennent la main. Je remarque qu’ils sont griffonnés, déchirés, on leur a peint dessus. En recouvrant de peinture ces icônes populaires, Bérenger veut diminuer l’image et en même temps la sublimer. C’est dans ce balancement adolescent – à la fois iconoclaste et iconodule, qu’il crée sa propre caverne aux ombres dansantes et qu’il devient le personnage du peintre fou.

 

Dans la caverne voisine, nous pouvons y voir des icônes faites de plastiques. Elles chantent différents chants aux mêmes refrains et nous mettent en garde : elles sont des fictions, une narration de symboles, un ensemble d’affects et de désirs idéalisés, sublimés. Diplômée en 2016 de l’école des beaux-arts de Nantes, et fondatrice du Pollywog Studio en 2021, Téa Alvarrobie convoque un imaginaire proche du cinéma, du Hollywood désenchanté, des passions adolescentes qui se déréalisent face au silence du monde. À travers les lueurs dansantes, une femme à la perruque pin-up apparait. La bouche maquillée, relevée, les yeux aux traits sixties, elle me raconte d’une voix suave le premier grand amour de Téa : « Elle était éprise d’un homme qui s’appelait Don Quichotte de la Cervantès, le pauvre était connu pour combattre des moulins. ». Héros d’un autre temps, celui de l’absurde, et celui de l’espoir rempli d’une illusion douce et amère, Téa aime parler des personnes qui sont des Don Quichotte des temps actuels. Avec compassion, elle les construit, les raconte, se raconte à travers eux et questionne des problématiques sociétales. Toujours en fiction, car elle permet de penser les réelles autrement et d’interroger notre propre narration tout en les mettant en lien avec des références universelles.

Pour l’exposition, Téa Alvarrobie montre « Ain’t no Discos for Kiddos », un corpus de trois vidéos. En extrayant des images perdues dans les limbes de ses archives, elle reconstitue un récit. Chris Marker derrière l’épaule, la jetée dans l’horizon, elle file une histoire, en calquant un texte récité dans une langue inconnue. Les photographies, cinématographiques, nous emmènent dans un cinéma pop pastel aux couleurs délavées, où on y aborde des thèmes comme l’amour, l’épuisement et la mort : « Les ritournelles des réseaux, des morts, l’amour, la mort, la mort. C’est ce qu’on appelle la réalité et ce n’est pas la normalité. C’est le problème la plupart du temps, ne plus faire la différence entre ces deux termes ». Dans la troisième vidéo, la dernière image se termine sur une plage et une phrase qui nous donne l’espoir d’une histoire qui se termine bien : « Je me rappelle de ces moments qui étaient doux et bons. Et ça fait du bien ».

Sur cette même plage, sur une serviette, se trouve une femme en maillot de bain, Mathilde. Je l’entends soupirer des relents, des débuts d’histoires, celles qui commencent, mais qui ne trouvent pas de fin. L’artiste m’explique que les relents, les histoires sans chute sont au cœur de son travail. Les relents sont des comptines, où seuls les débuts comptent. Accompagnée d’un dessin grand format, elle intègre une narration de cinéastes, qui reprend l’idée de la fresque : de gauche à droite, en haut jusqu’en bas, l’œil saute de case en case.

Dans ce flot d’images, je me perds. Des histoires, des personnages, des espoirs, des poèmes. Entre les plages, les collines « hollywoodesques », les fresques, la caverne tremble et Téa me montre six dessins. Ils représentent des galets : « C’est pour porter chance » souligne l’artiste.

« Ils sont là pour nous rappeler que tous les héros sont animés par l’espoir et une force divine. Qu’à travers la banalité, les choses anodines, nous pouvons être portés par des symboles, des objets, des gestes auxquels nous portons un affect et qui transcendent nos propres représentations. Par exemple, quand j’ai écrit Rrrr’k’p je voulais parler du crachat divin qui, dans le creux d’une main, devient une promesse infinie à l’autre.” L’ensemble des productions se trouve dans cet imaginaire. La cosmogonie de Téa nous dit qu’une pierre peut être magique, qu’une plage est le support de poèmes, que les images se déconstruisent et se reconstruisent pour créer une histoire. C’est en tordant la réalité, en la rendant magique et fragile que l’artiste nous offre l’occasion de nous ramener à notre propre fiction quotidienne et à la fiction du monde. Comme si ce que nous appelons « Réel » était un gros mot. Comme s’il était lui-même une fiction.

 

Éclair poussière, après la foudre de l’été est l’exposition qui réunit deux cavernes voisines. Une amitié artistique, entourée d’images projetées dans le monde. On entend le souffle de l’été, l’éphémère qui réapparaît au milieu de l’hiver. Il résiste et nous séduit pour nous emmener dans cette danse rêvée, fantasmée de cette saison éloignée.

« Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » Albert Camus, « Retour à Tipasa », L’Été (1953)

Thibaud Leplat

 


 

Intransitivité buccale ou métaphysique du monde.

by my friend Étienne

à l’occasion de la 13e Biennale d’art contemporain de Lyon, (texte satirique) – Lyon, 2015

 

Virtuose des arts introspectifs et vidéaste autodestructeur de renom, Bérenger Delfour fait ses premières armes dès l’âge de douze ans dans les rues de Buenos Aires où il s’évertue à s’approprier l’espace urbain en l’aspergeant de semence corporelle de transsexuel Thaï.

« Pour moi, la trace de l’être n’est autre que le reflet de l’intransigeance du temps. »

Il s’inscrit à la prestigieuse Imperial School of Visual Emotions à Hong Kong, où il y côtoiera Marina Abramović et Anish Kapoor. C’est après une rencontre avec La Frenesy que son destin bascule, le métro deviendra alors son terrain de prédilection. Muni de petits croûtons de pain imbibés d’urine, il enchaînera les performances habiles comme Mange moi, c’est soupeur ! en 1996. Après une période de retrait, suite au succès éreintant de son œuvre polémique Au nom du Père, du Fist et du Saint-Esprit en 2003, Bérenger Delfour honore son retour à la Banale d’art contemporain de Lyon.
Son œuvre monumentale présente un phallus en latex ciré de vingt-quatre mètres de hauteur, audacieusement orienté vers les cieux, afin de transparaître une volonté inconsciente de castration. Grâce à un partenariat avec les services de traitement des déchets organiques des Hospices Civils de Lyon, l’œuvre s’appuie sur un mécanisme d’éjection de placenta à travers un urètre factice dès lors que le visiteur parvient à l’effleurer de ses propres mains. L’artiste instaure ainsi au spectateur un climat d’angoisse et de mal-être, propice au questionnement.

« C’est total Ben Klock. »

La sculpture repose sur un nuage volontairement disparate de paillettes argentées, en échos à la couleur du pénis afin de revendiquer les bienfaits du quinoa.

« La richesse fibreuse du quinoa n’a fait qu‘affirmer mon goût pour les choses proches de la terre et de l’univers plus précisément. »

Il compose ainsi un langage unique, où la connivence des couleurs et des odeurs empoigne de façon dramatique la condition propre de chaque être face à la réalité du monde. Cette œuvre sera également présentée à la Tate Modern de Londres.

Étienne

 


 

Note

by Bérenger Delfour

à la suite du workshop à Bodman au Reinwaldhaus et à l’occasion de l’exposition Sechs Tage Sechs Nächte – Six Jours Six Nuits au Réfectoire des Nonnes – Lyon, 2011

Puisqu’il ne tient pas compte des lois de la pesanteur, l’espace bidimensionnel de la feuille de papier est le lieu de tout les possibles. Il me permet de penser des constructions instables composées à partir de divers éléments collectés. Issus d’une lecture, d’un repas, d’une rencontre, d’une observation, ces éléments sont exploités comme des matrices inépuisables. Une forme en produit une autre et ainsi de suite. Dès lors, chaque dessin est à envisager comme une étape pour arriver au prochain. Il ne s’agit pas d’une progression mais d’une circulation des idées.

Ce processus de création me permet de développer des fictions au sein desquelles tout est connecté. Souvent sous la forme d’un cycle, celles-ci se répètent en boucle. D’autres en revanche, se développent comme des structures gigognes composées d’une succession de strates.

Au cœur de ses deux phénomènes, se pose la question des fluides qui circulent en nous et autour de nous. En effet, nos environnements, tout comme nos corps, sont en permanence traversés par des liquides et des gaz. Mobiles et polymorphes sous l’effet de forces, ces fluides circulent en réseaux dans toutes nos canalisations à l’intérieur desquelles « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » (Lavoisier).

En apparence burlesques et absurdes, les nouveaux circuits que je propose explorent certaines de mes préoccupations liées à la sexualité, l’écologie, la biologie, l’alimentation, la mort.

Si sur le papier les lignes naissent libres, rapides et exaltées, elles deviennent aussitôt, par endroit, baveuses et sales sous une tâche de couleur négligemment posée. Ainsi incarnés par l’aquarelle, les fluides sont dans la matière même du dessin.

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Da er sich über die Gesetze der Schwerkraft hinwegsetzt, ist der bidimentionnel Raum des Papiers der Ort, an dem alles möglich ist. Er gestattet mir, ausgehend von verschiedenen gesammelten Elementen, mir zusammengesetzte instabile Konstruktionen auszudenken. Diese Element, die von einer Lektüre, einer Mahlzeit, einer Begegnung oder einer Beobachtung stammen können nutze ich als unerschöpfliche Matrizen. Ein Form bringt eine andere hervor und so weiter. Und so ist jede Zeichnung als eine Etappe auf dem Weg zur nächsten zu betrachten. Es geht nicht um eine Entwicklung, sondern um das Kreisen von Ideen.

Dieser Schöpfungsprozess erlaubt mir, Fiktionen hervorzubringen, innerhalb derer alles miteinander verbunden ist. Diese wiederholen sich, häufig in Form eines Zyklus, ununterbrochen. Andere dagegen entwickeln sich als gestapelte Strukturen aus übereinander gelegten Schichten.

Diese beiden Phänomene problematisieren das Fluidum, das in uns und um uns herum kreist. In der Tat sind all unsere Körper und das, was uns umgibt, beständig von Flüssigkeiten und Gasen durchzogen. Diese Fluida kreisen mobil und polymorph unter der Einwirkung von Kräften, wie ein Netz in all unseren Kanalisationen, innerhalb derer sich « Nichts verliert, nichts entsteht, alles sich wandelt » (Lavoisier).

Augenscheinlich burlesk und absurd befassen sich die neuen Kreisläufe, die ich vorschlage, mit einigen meiner Überlegungen zum Thema Sexualität, Ökologie, Wissenschaft, Ernährung und Tod.

Wenn die Linien auch frei, rasch und begeistert auf das Papier gebracht sind, so werden sie bald stellenweiss schleimig und schmutzig durch einen lässig gesetzten Farbfleck. Auf diese Weise durch das Aquarell verkörpert, sind die Fluida nicht nur dargestellt, sondern sie sind Teil der Materie der Zeichnung selbst.

Bérenger Delfour

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